«La recherche de provenance est toujours une aventure!»

Six questions à Catrina Langenegger

Catri­na Lan­gen­eg­ger est doc­tor­an­te au Cent­re d’études jui­ves de l’université de Bâle. Pour le Musée juif de Suis­se, elle a étu­dié un Tal­mud (1578–80/1522–28) des impri­me­ries de Fro­ben (Bâle) et de Bom­berg (Veni­se). Bar­ba­ra Häne a par­lé avec elle de la recher­che his­to­ri­que, du déchif­fre­ment de grif­fon­na­ges et de la valeur des liv­res anciens.

Bar­ba­ra Häne: Chè­re Catri­na, tu es une exper­te du Tal­mud de Bâle. Com­ment cela se fait?

Catri­na Lan­gen­eg­ger: Pen­dant mes étu­des, je me suis spé­cia­li­sée dans l’histoire jui­ve et l’histoire de Bâle, deux thè­mes qui relè­vent de la typo­gra­phie hébraï­que et yid­dish du 16e siè­cle. En tant que grand pro­jet excep­ti­on­nel du point de vue his­to­ri­que, le Tal­mud de Bâle a très tôt éveil­lé mon inté­rêt. Lors­que j’ai sui­vi ma for­ma­ti­on de biblio­thé­cai­re sci­en­ti­fi­que, j’ai eu la pos­si­bi­li­té d’accompagner la numé­ri­sa­ti­on du Tal­mud de Bâle appar­ten­ant à la coll­ec­tion de la biblio­t­hè­que de l’université. La biblio­t­hè­que de l’université a dans sa coll­ec­tion une édi­ti­on de luxe rare et com­plè­te du Tal­mud de Bâle, qui fait par­tie de la «suc­ces­si­on Bux­torf», et qui res­sem­ble dans des extraits à cel­le qui est expo­sée au Musée juif.

BH: Not­re exem­plai­re est pas­sé par de nombreu­ses mains. Qu’as-tu appris? 

CL: Les chem­ins com­pli­qués que les liv­res de cet âge ont der­riè­re eux avant d’arriver dans les coll­ec­tions des biblio­t­hè­ques ou des musées sont impres­si­on­nants. S’ajoute à cela le trai­te­ment des édi­ti­ons du début des temps moder­nes – elles étai­ent non seu­le­ment des objets de pres­ti­ge, mais aus­si des objets du quo­ti­di­en. Celui qui pou­vait se le per­mett­re s’est ache­té un volu­me en tant que liv­re à l’état brut, ou sim­ple­ment quel­ques feuilles impri­mées qu’il a reliées manu­el­le­ment, ou qu’il a appor­tées ulté­ri­eu­re­ment à un reli­eur et reliées avec plus ou moins de frais. Le volu­me du Tal­mud de vot­re coll­ec­tion en est un bel exemp­le: L’édition est loin d’être com­plè­te, et les opus­cu­les pro­vi­en­nent de diver­ses pres­ses à impri­mer et datent de diver­ses épo­ques. Les dif­fér­ents opus­cu­les ont néan­mo­ins été ras­sem­blés et reliés dans un ord­re cohé­rent. Selon mon hypo­thè­se, les pro­prié­tai­res anté­ri­eurs ont vou­lu fabri­quer une édi­ti­on aus­si com­plè­te que pos­si­ble avec les moy­ens à leur dis­po­si­ti­on. Les tex­tes étai­ent pro­té­gés au moy­en de la reli­ure. Vot­re exem­plai­re mont­re tou­te­fois que la pro­tec­tion était une ques­ti­on de con­sidé­ra­ti­on; en effet, pour ajus­ter les pages dans les cou­ver­tures des liv­res, les feuilles étai­ent cou­pées, dans cer­ta­ins cas elles l’étaient même de tel­le sor­te que des tex­tes ont été per­dus. Vot­re volu­me a été répa­ré plu­s­ieurs fois, ce qui signi­fie que les pro­prié­tai­res ont inves­ti dans sa con­ser­va­ti­on. Il était cen­sé être uti­li­sé éga­le­ment par les géné­ra­ti­ons futures. C’est pour moi un indi­ce qu’ils ne le con­sidé­rai­ent pas en pre­mier lieu com­me un inves­tis­se­ment, mais qu’ils s’en ser­vai­ent réellement.

BH: Quel a été ton plus grand défi?

CL: La recher­che de pro­ven­an­ce est tou­jours une aven­ture! Dans ce cas, j’avais l’avantage qu’avec le docu­ment numé­ri­sé de la biblio­t­hè­que de l’université de Bâle, nous avi­ons un modè­le à l’aide duquel je pou­vais compa­rer les tex­tes. Mais il n’est pas pos­si­ble d’identifier sans excep­ti­on tous les pro­prié­tai­res des quat­re cents der­niè­res années.

BH: Pour quel­le rai­son le Tal­mud a‑t-il été impri­mé au 16e siè­cle à Bâle précisément? 

CL: Bâle était éta­b­li com­me cent­re de l’imprimerie et était spé­cia­li­sé dans l’impression d’écrits non latins. L’imprimerie de Fro­ben avait impri­mé aupa­ra­vant de bel­les édi­ti­ons hébraï­ques pour les­quel­les elle avait trou­vé un débou­ché. Qui plus est, Bâle pro­fi­tait d’une ouver­tu­re d’esprit qui per­met­tait d’envisager un tel pro­jet. Le hasard a pro­ba­blem­ent aus­si joué un rôle important, car le com­man­di­taire Simon zur Gem­se avait essayé aupa­ra­vant de réa­li­ser son pro­jet dans d’autres villes.

BH: Com­ment à ton avis l’édition du Tal­mud a‑t-elle été uti­li­sée, et où était-elle peut-être même en usa­ge avant le 20e siècle? 

CL: Les grif­fon­na­ges manu­scrits du Tal­mud lais­sent pen­ser au Sulz­burg du début du 18e siè­cle, où il se peut qu’il ait été uti­li­sé dans une éco­le du Tal­mud, ou pour l’enseignement dans une famil­le éru­di­te. Puis la trace s’est perdue.

BH: Com­ment est-ce que tu situ­es la valeur his­to­ri­co-cul­tu­rel­le de l’édition du Talmud? 

CL: Chaque impres­si­on de cet âge est pré­cieu­se! Et la valeur des Hebraï­ca est d’autant plus éle­vée qu’ils étai­ent con­stam­ment expo­sés au ris­que d’être brûlés com­me œuvres non chré­ti­en­nes. Le Tal­mud a tra­ver­sé de nombreux siè­cles en tant que liv­re ser­vant à l’étude de la reli­gi­on, avant d’être témo­in de la Deu­xiè­me Guer­re mon­dia­le. Donc en un mot: vivat!

BH: Mer­ci beau­coup pour l’entretien, Catrina.

rédigé le 13.10.2022